CHRISTOPHE BEAUREGARD – SARI
SARI, 2018
Photographie Christophe Beauregard
Texte du catalogue SARI, par Dominique Baqué
TOUS LES SOIRS DU MONDE
Que ce soit celui du SDF, chu, déchu, sur les trottoirs, les quais de métro, du visage transformé, performé par la chirurgie esthétique, de ceux qui se revendiquent d’une famille ou de ceux qui jouent avec costumes et artifices, le corps est au cœur de l’œuvre de Christophe Beauregard. Mais un corps toujours scénographié, voire théâtralisé, jamais saisi selon les règles obsolètes de l’instant décisif ou les codes d’urgence du photoreportage.
Christophe Beauregard prend son temps. Il prend du temps, et en demande au sujet qu’il choisit.
Ce fut la puissance – et la force d’inquiétude – de la série consacrée aux SDF, « Semantic Tramps », que de n’avoir pas directement photographié des sans-abri, ce qui eût été probablement indécent (photographier et s’en aller ? Les laisser ensuite à leur misère, à leur errance ? Juste pour une image, même pas une image juste ?), mais de demander à des acteurs, maquillés de poussière et de fatigue, costumés de haillons, de « jouer » le rôle difficile qui leur était imparti. Toute compassion, aussi larmoyante qu’inutile, était ainsi évitée. La série fut remarquable, et remarquée.
Aux antipodes de cette obscurité grise qui enveloppe les SDF comme un piège mais aussi comme un refuge, voici donc le monde solaire de l’enfance, que l’artiste capte au cœur du village de Sari d’Orcino, en Corse du Sud – la série s’intitulant d’ailleurs « Sari ».
Conçue durant une période d’oisiveté chez le photographe, empreinte de ce singulier mélange de léger ennui, de nonchalance mais aussi d’ouverture, de disponibilité à l’autre et au monde, de rêverie aussi, « Sari » met en scène des enfants et des adolescents, beaux et rayonnant de cette existence encore vivace et libre qui n’appartient qu’à la jeunesse, dans le cadre de leurs jeux, de leurs activités, de leur sommeil aussi. Chaque jour, sous le soleil exactement. Les couleurs éclatent, bleu Klein d’un T-shirt, jaune fluo d’un skate-board, azur des pupilles… Les peaux sont lisses, les visages hâlés, les corps libres. On les dirait invincibles. De beauté, de jeunesse. (…)
Entre mer, soleil, maisons, cavernes et forêts, c’est une allégorie de l’Eden perdu qui semble se déployer ici. Pour autant, toute part de lumière recèle son inévitable part d’ombre, et ne voir dans l’enfance que l’innocence relèverait d’une mièvre naïveté. Or il n’entre aucune mièvrerie dans les images de Christophe Beauregard. Bien au contraire : elles sont fortes, puissantes, brutes, aussi. Mais davantage encore : quelque chose sourd souvent derrière la belle apparence, quelque chose d’impalpable et de difficilement définissable, qui relève d’une menace dont on ne sait si elle va se préciser et s’actualiser, ou non.
Il y a, d’abord, énigmatique, cette présence récurrente des chiens. Or le chien est un animal ambigu, ambivalent : certes, comme le veut le sens commun, il est sans doute le plus fidèle compagnon de l’homme, mais il incarne aussi le risque toujours présent de la morsure et de l’attaque. Or, et à cela nul hasard, le village corse qu’explore l’artiste est un lieu de chasseurs – certains enfants en faisant d’ailleurs partie, chassant la plume, plutôt que le sanglier. Et toute chasse est offensive, brutale.
A regarder au plus près les photographies, on peut ainsi voir se nouer un échange dialectique entre le jeune garçon paisiblement endormi dans le repli de sa caverne, au pur visage nimbé de lumière, et le fusil qui l’accompagne, érigé à côté de lui, tel une menace de mort possible, ou encore, décrypter dans ce geste si tendre, si affectueux, de la petite fille posant devant des chaises de plastique empilées, qui caresse de sa main l’oreille de son chien devenu peluche, une tout autre scène : l’attachement mortifère à l’un des chiens les plus meurtriers de la meute.
Le chien est là, partout. Comme dans cette étrange image où un chien accroupi, tenu en laisse à un poteau, côtoie, sur fond de verdure, un improbable seau à champagne siglé Taittinger et l’avant, pour le moins menaçant – tel une gueule ouverte, justement – d’un véhicule 4×4.
Cette possible violence qui sourd des images se lit jusque dans les jeux et les bricolages apparemment les plus anodins : laissés là, sur la route, un petit camion polychrome en plastique et une planche de skate renversée, reliés par une tige. Bricolage ludique, se dit-on, invention, même, d’un nouvel objet servant d’obstacle aux skateurs. Mais cette tige s’avère être une barre de fer. Une barre avec laquelle on peut agresser, blesser. Tuer.
Il arrive même que le corps de l’enfant devenu adulte porte, définitivement inscrit dans sa chair par le tatouage, l’emblème de l’animal : le dos d’un homme – un chasseur qui se réunit au bar du village après la chasse avec ses compagnons – dont on ignore le visage, est tatoué d’un guépard. Ici, l’animal sourd en signe. Ou, plus exactement, l’animalité tapie en chaque homme.
Mais les éléments naturels, eux aussi, peuvent s’avérer ambivalents : ainsi cette pierre ronde d’un moulin en ruines, qui permettait de récupérer l’huile d’olive grâce au creusement d’une rigole, dessine une parfaite forme circulaire qui vient s’inscrire dans le cadre carré de la photographie. Comme une œuvre de Land Art, ou comme une trace hiéroglyphique laissée là par quelque archaïque société. Mais sa beauté est aussi celle de la ruine, de ce qui s’affaisse, entre dans le sol, retourne à l’humus originaire.
Partout, certes, la terre est matricielle, nourricière, mais, dans cette image qui capte un enfant vêtu d’un T-shirt au bleu intense, niché dans une grotte obscure, elle apparaît aussi tentaculaire, dévoratrice : les racines puissantes se nouent et se lient, semblent ondoyer comme des reptiles jusqu’à enlacer – ou enserrer ? – le corps de l’enfant. A la fois cordon ombilical qui donne la vie et protège, et liens qui menottent, emprisonnent.
La mer, enfin, toujours surexposée, n’a pas exactement la beauté fluide des flots : elle se fait sous nos yeux surface de métal et de mercure. Et dessous, dans les profondeurs, que se passe-t-il ? Quels monstres se cachent sous nos pieds de nageurs ? Même le garçonnet qui émerge à demi-visage de l’eau porte sur nous un regard inquiétant. Ses yeux plissés, son regard frontal nous défient, comme si, d’enfant, il était peut-être devenue squale menaçant.
En fait, la force singulière qui émane de « Sari » vient justement de cette dialectique sans cesse à l’œuvre dans les images, entre grâce innocente et menace, pureté et impureté, promesse de vie et mort sous-jacente. Ainsi la chasse, qui est comme le fil conducteur de la série, trouve-t-elle son aboutissement dans une carcasse de sanglier percée d’une balle, autour de laquelle, déjà, s’affairent les guêpes. Le cadavre est là, rouge et blafard, suintant de glaire et de sang : réminiscence du « Bœuf écorché » de Rembrandt, bien sûr, mais aussi et surtout des lourdes chairs peintes par Lucian Freud, à la fois épaisses et translucides, blanchâtres, d’où sourdent les veines bleutées.
Mais, comme un écho de vie au sanglier mort et dépecé, d’autres images se regardent comme des promesses d’Eden : la petite église traversée par un arc-en-ciel, le soleil rougeoyant du soir, et ces pierres empilées comme des cairns bretons, qui dessinent leurs silhouettes anthropomorphiques sur les déclinaisons pastellisées d’un ciel de traîne.
Entre Genèse et cadavre, les corps libres des enfants s’ébattent, jouent et réinventent, peut-être, l’Eden perdu.